Joliebulle, c'est aussi un p'tit livre de recettes qui vient de sortir.

Hop-stand et calcul des IBU

#houblons
2021-01-01 (dernière édition)

On commence par les bases, et ensuite on verra les implications pour les logiciels de brassage. Le message clé : dans les conditions d’un hop-stand, isomérisation des acides alpha, mesure de l’IBU et amertume perçue ne sont plus directement substituables.

A lire

Avant d'aller plus loin, je vous suggère d'aller lire l'article
Mesure de l'amertume : Qu'est-ce qu'un IBU?
Quand on parle d'IBU, il est important de se mettre d'accord sur les termes.

Une pratique courante en brassage consiste à ajouter du houblon après la phase d’ébullition.

L’objectif ?

Eviter l’évaporation des huiles essentielles pendant l’ébullition et donc profiter au maximum des caractéristiques aromatiques des houblons.

Il existe plusieurs terminologies pour décrire ces ajouts : hop stand, aromatique, hors-flamme, steeping, whirlpool, hop burst…

S’il est difficile de s’y retrouver, c’est qu’aucun de ces termes n’a de définition précise.

En gros, on distingue 2 pratiques  :

  1. Balancer le houblon dans la cuve dès l’arrêt de l’ébu et avant tout refroidissement.
  2. Commencer à houblonner quand le moût passe en dessous de 80°C

Pour certains brasseurs dans le premier cas on parle d’ajout au flame out ou hors-flamme, dans le deuxième cas on parle plutôt de hop stand. Pour la plupart des auteurs anglo-saxons, ces deux termes sont interchangeables.

Bref. Si on fait une distinction entre ces deux types de houblonnage, c’est pour une raison théorique : en dessous de 80°C il ne se produit pas ou peu d’isomérisation des acides alphas.

Du coup, on se dit qu’un ajout de houblon en dessous de 80°C permettra d’extraire un maximum de composés aromatiques, sans trop de répercussions sur la mesure des IBU et l’amertume.

Hélas les amis, les choses ne sont pas si simples.

La complexification se fait à deux niveaux, que je vais expliciter plus bas :

  • les acides iso-alphas ne sont pas les seuls contributeurs à la mesure des IBUs.
  • la mesure des IBUs n’est plus représentative de l’amertume perçue quand on utilise des ajouts massifs de houblon hors ébullition.

Sur la mesure en laboratoire des IBUS : l'analyse est assez simple, il s’agit d’une mesure de spectrophotométrie qui a été mise au point il y a une cinquantaine d’années. Mais notre principal problème ici, c’est que le test ne mesure pas uniquement les acides iso-alphas, d’autres composés vont interférer.

Notamment les acides Beta, les humulinones (des acides alphas oxydés), et les acides alpha non-iso.

Tant que les ajouts de houblons se font pendant l’ébullition, les acides alphas sont rapidement isomérisés et il est possible de modéliser l’utilisation des houblons pour prévoir à peu près la mesure des IBU.

Quand la température baisse l’isomérisation diminue puis s’arrête et on se retrouve avec surtout des humulinones et des alphas non-isos. A ce stade, les modèles de prédictions de l’utilisation des houblons que nous utilisons pendant l’ébu ne fonctionnent plus.

Deuxième problème : les humulinones sont 66% aussi amères que les iso acides alphas, les hulopones à hauteur de 84%, et les alphas non-iso 10%. La mesure des IBUs va donc détecter des composés qui n’auront pas la même amertume réelle.

En synthèse, il est indispensable de se sortir de l’esprit que l’isomérisation des acides alphas est le principal facteur prédictif de l’amertume de la bière.

Dans le cas des ajouts de houblon hors ébullition, ça ne fonctionne tout simplement pas. C’est LE point à retenir ici, et la source de plusieurs erreurs dont on va discuter plus bas.

Mais en attendant si le sujet vous intéresse, voici quelques références intéressantes. La problématique du hop-stand <80°C recoupe assez largement celle du dry-hopping, et il y a des infos importantes à collecter dans ces quelques sources :

Des résultats de dégustation perturbants :

Dans les logiciels de brassage

La prise en compte de ces données dans les logiciels de brassage a évolué a travers le temps, en même temps que les connaissances dans ce domaine.

Dans un premier temps, les logiciels n’ont pas pris en compte les ajouts après ébu, donc équivalents à 0 IBU. Comme le dry-hopping actuellement soit dit en passant.

Dans un second temps, une bonne partie des logiciels a utilisé la même formule de Tinseth que pendant l’ébu, -50%. C’est encore le cas de Joliebulle à l’heure où j’écris ces lignes. Ce n’est pas optimal, mais moins pire que la suite.

Enfin, d’autres logiciels ont essayé d’être plus malins, en prenant en compte la température du hop-stand/whirlpool.

A ma connaissance, tous utilisent la formule décrite dans un article du blog de BS : https://beersmith.com/blog/2019/12/18/hop-utilization-in-the-whirlpool-for-beer-brewing/

La formule magique n'est pas une invention de Brad Smith qui, étonnament, fait le choix de ne pas citer la source.

Les différents logiciels qui reprennent cette formule n'indiquent jamais non plus la source originale, et rien n'indique qu'ils l'ont lue (et c'est bien dommage, on va le voir).

L'article original n'est pas très difficile à retrouver :

L’auteur retraite les données d’une thèse de Malowicki (2005) pour aboutir à une modélisation de l’utilisation des houblons prenant seulement en compte la température.

Et voici donc la formule :

Utilization = 2.39 * 10^11 * e^(-9773/T)

Attention, il s’agit d’une utilisation relative, avec comme référence l’utilisation pendant l’ébullition.

C’est le fruit d’un beau travail de synthèse de la part de l’auteur.

L’objectif du reste de son expérience était de valider que cette formule permettait bien de prédire le niveau d’isomérisation des acides alphas. J’insiste sur isomérisation des AA, car nous avons vu plus haut que dans les conditions d’un hop-stand ce facteur ne permet plus de prédire les IBU

Et c’est ce que l’auteur va confirmer, sur deux brassins. On est très loin de la formule initiale. Voici les résultats des mesures en laboratoire :

Avec un hop-stand à 85°C, on est à 77% des IBU à 100°C ;
A 75°C -> 60% ;
A 63°C -> 54% ;

Pour comparaison avec la formule tirée de Malowicki, à 63° on devrait tourner à seulement 6% d’utilisation relative et à 70°C la théorie nous amène autour de 10%.

Aïe.

Conclusion de l’auteur :

One obvious result from this experiment is that IBU values can not be directly substituted for isomerized α-acid values, especially at short steep times, high hopping rates, and sub-boiling temperatures. This is because IBU values reflect not only isomerized α-acid values, but also contributions from oxidized α and β acids and polyphenols. The function of relative utilization estimated in this blog post is for α-acid utilization, and does not include the contributions of these other components to the IBU.

Un résultat évident de cette expérience est que les valeurs d’IBU ne sont pas directement substituables aux valeurs d’isomérisation des acides alphas, particulièrement pour des temps de contact court, des taux d’houblonnage élevés, et à des températures inférieures à l’ébullition. […]La fonction d’utilisation relative estimée dans ce blog concerne l’utilisation des acides-alphas isomérisés, et n’inclue pas les contributions des autres composantes de l’IBU.
(traduction par votre serviteur)

Du coup, réutiliser cette formule pour prédire les IBU ne me semble pas particulièrement judicieux puisque même son auteur précise qu’elle n’est pas faite pour ça, et que les résultats expérimentaux sont clairement défavorables.

Un autre modèle

Depuis, John-Paul Hosom (alchemyoverlord) a publié un nouveau modèle beaucoup plus abouti, et aussi beaucoup plus complexe.

Je vous analyse ça en vidéo ici : https://youtu.be/Mm4M9lvuz6Q

Encore des données

Autre source intéressante, Aaron Justus (Justus 2018. Tracking IBU Through the Brewing Process: The Quest for Consistency. MBAA TQ, 55(3)).

Il s’agit de mesures réalisées sur une brasserie commerciale (50 BBL soit environ 60 hectolitres), sur plusieurs brassins.

L’utilisation moyenne des houblons sur des ébullitions de 60 minutes est à 44%. En whirlpool on passe à 30%. Ce qui nous donnerait une utilisation relative de 68%. Il nous manque une donnée importante, la température d’infusion, mais à la lecture des process utilisés, on peut en déduire qu’elle est probablement élevée. Deux autres données importantes :

  • le gain en IBU se fait surtout les 10 premières minutes
  • il existe un phénomène de saturation, l’utilisation est modifiée par le niveau d’IBU initial du moût.

Pour terminer, une proposition de fonction par alchemyoverlord | experiments in beering dans l’article que j’ai cité plus haut, basée sur les données brutes de l’expérience.

ibu relatifs en fonction de la temp

Ces données sont une excellente source de réflexion. L’auteur fait ensuite le choix d’une fonction exponentielle qui me parait hasardeuse vu la distribution des données.

Je vous propose une interprétation alternative, qui a le mérite de correspondre à ce que je comprends de l’utilisation des houblons et de la mesure des IBU. C’est d’ailleurs aussi la limite de cette interprétation 😀 :

  • une phase de quasi plateau entre 63 et 80°C, avec une utilisation relative de 55–60%
  • une montée rapide des IBU entre 80 et 90°C, qui pourrait coller avec l’isomérisation des acides alphas.
  • une progression lente au-delà de 90°C

En pratique j’aurais donc tendance à considérer qu’au-delà de 90°C l’isomérisation massive des acides alphas domine, qu’entre 80 et 90° la sensibilité à la température est très importante (avec un résultat final difficilement prévisible), et qu’en dessous de 80°C on passe dans un autre univers où les composés non iso-alphas vont être les principaux contributeurs à la mesure des IBU.

A suivre

Au total on voit que la problématique est loin d’être simple si on prend la peine de s’intéresser aux enjeux sous-jacents et que l’on refuse d’implémenter une formule magique juste pour faire joli dans le logiciel.

On voit aussi que l’approximation historique «50% d’utilisation relative», aussi rustique soit-elle, fait probablement mieux dans la plupart des cas que les tentatives ultérieures de complexifier l’approche.

Il y a ensuite deux grandes idées qui diffusent lentement parmi les brasseurs amateurs et artisanaux :

  • dans les conditions d’un hop-stand, isomérisation des acides alpha et mesure des IBU ne sont plus directement substituables.
  • dans les conditions d’un hop-stand, mesure des IBU et perception de l’amertume ne correspondent plus.

Dans le cas concret de Joliebulle, je n’ai pas encore pris de décision concrète sur la direction que doit prendre l’évolution du calcul. J’ai encore besoin de compléter la bibliographie, et réaliser un travail de synthèse, en supposant que celui-ci soit possible. En attendant, l’approximation actuelle me semble au final assez prudente.