Joliebulle, c'est aussi un p'tit livre de recettes qui vient de sortir.

Document de travail. Le calcul du taux d'alcool.

#développement
2021-01-01 (dernière édition)

Le calcul du taux d’alcool dans un logiciel de brassage est plus compliqué qu’il n’y paraît.

Je vous ai donc préparé une petite synthèse des réflexions pour adopter une solution satisfaisante dans Joliebulle

[Petit aparté] Je prends l’habitude de documenter certaines fonctionnalités du logiciel.

C’est utile pour les utilisateurs, qui peuvent comprendre comment fonctionne Joliebulle, c’est utile pour les non-utilisateurs de Joliebulle qui veulent quand même avoir quelques références bibliographiques sur un sujet, et c’est utile pour moi-même car après quelques jours/mois/années, je ne suis plus toujours capable de reconstituer les raisonnements qui ont conduit à telle ou telle décision.

D’ailleurs, une utilité d’écrire est aussi de faciliter le raisonnement. C’est pour ça que j’essaye de rédiger ces documents de travail avant de commencer à coder.

Voici l’objectif : calculer le taux d’alcool en fonction de la densité initiale et de la densité finale.

L’écart entre la densité initiale et la densité finale nous indique la quantité de sucres consommés par les levures, ce qui nous donne une indication sur la quantité d’alcool produite.

Comment faire le lien entre tous ces éléments ?

Avant de s’attaquer au problème, une petite présentation des forces en présence :

  • : densité initiale
  • : densité finale
  • : taux d'alcool par poids
  • : taux d'alcool par volume
  • : extrait sec
  • : extrait initial
  • : extrait apparent
  • : extrait réel

Pourquoi ce n'est pas simple ?

Il y a la tentation de résoudre le problème avec une approche simple. Appelons là l'approche "petit chimiste". (SPOILER : elle ne fonctionne pas).

On sait que le glucose va être consommé par les levures pour produire de l'éthanol et du gaz carbonique, selon la formule :

Je vous formule ça autrement :

A partir des masses molaires et de la densité de l'alcool, on peut facilement reconstituer une formule qui permet de trouver un taux d'alcool à partir de (DI - DF).

Mais en fait, ça ne marche pas : pour que la réaction se produise, il faut des levures. Qui vont elles-même consommer du sucre pour leur croissance.

Du coup, la formule devient :

Et c'est la partie biomasse de l'équation qui vient mettre la zizanie, car elle n'est pas directement prévisible.

En pratique, il n'y a plus de relation linéaire entre sucre et alcool produit : dans les brassins à faible densité, la part biomasse sera proportionnellement plus importante.

C'est un problème connu depuis la fin du XIXème siècle.

Et c'est d'ailleurs à la fin du XIXème et au début du XXème que l'on trouve les premiers gros travaux de référence sur le sujet, avec une quantité impressionnante de données récoltées et traitées manuellement.

La formule de Balling

Parmi ces travaux, la formule de Balling (1865) est encore largement utilisée. Elle fait le lien entre la quantité d'extrait sec, la quantité d'alcool qui en résulte, la quantité de CO2 et la biomasse produite.

Dans cette formule, le coefficient de 2.0665 correspond à la quantité d'extrait sec nécessaire pour produire 1g d'éthanol. Les 1.0665g restant correspondent à la biomasse et au gaz carbonique.

Une autre façon d'exprimer la formule de Balling :

2,0665g de sucre => 1,000g d'éthanol + 0,9565g de CO2 + 0,11 g de biomasse

Il s'agit d'une approximation, basée sur un grand nombre de mesures mais avec les limites de l'époque en terme d'analyse statistique et quelques limites théoriques. On peut par exemple imaginer que les techniques de brassage et les souches de levures ont évolué, avec des répercussions sur la part de la biomasse dans l'équation.

Avant d'aller plus loin, une petite parenthèse sur les mesures d'extrait sec et d'extrait réel : vous voyez que pour pouvoir utiliser la formule de Balling, il va falloir convertir nos mesures de densité en estimation de la quantité d'extrait sec (que l'on exprime en °Plato).

Pour cela nous allons nous appuyer sur le travail de Michael L. Hall (Math in Mash, ZYMURGY Summer 1995) qui fournit plusieurs formules pour ces conversions.

Ces formules sont très largement utilisées, avec une petite nuance à apporter. Hall a développé deux types de formules : d'une part des expressions polynomiales, et d'autre part des équations simplifiées, plus faciles à utiliser pour des calculs manuels. Les équations simplifiées sont plus approximatives.

5 formules dans un bateau

Je vous propose d'examiner plusieurs formules qui permettent de calculer un taux d'alcool. On fera des calculs pratiques plus bas, mais pour le moment faisons le tour des options disponibles.

La formule standard

Une formule que l'on retrouve dans la plupart des manuels de brassage, et la plupart des logiciels (Joliebulle jusque là, et à ma connaissance Beersmith également).

Difficile à sourcer exactement, mais manifestement une bonne approximation, simple.

Notez que nous sommes ici en alcool par volume et non en alcool par poids comme dans la formule de Balling.

Les douanes britanniques

Comme beaucoup de pays, la Grande-Bretagne taxe la production d'alcool.

Les douanes fournissent un outil pour faciliter la déclaration pour les brasseurs. A retrouver par ici : gov.uk/government/publications/excise-notice-226-beer-duty/excise-notice-226-beer-duty--2#calculation-strength .

A la section 30, vous trouverez un tableau qui renvoie un coefficient en fonction de la valeur de (DI-DF). Ce coefficient varie de 0.125 à 0.135, ce qui est assez proche de la formule "Standard", mais prend bien compte la non-linéarité du taux d'alcool.

tableau des douanes UK

L'outil a un petit côté rustique, mais dans la mesure où il est officiel, a été produit par le Laboratory of the Government Chemist, et qu'il y a une histoire de sous derrière tout ça, on peut imaginer qu'il donne des résultats cohérents.

Balling + Hall simplifiée

Hall, dont nous discutons depuis le début de cet article, a proposé une formule qui intègre dans la formule de Balling ses équations simplifiées de conversion densité ⇒ extrait sec.

Le résultat est une équation extrêmement simple à utiliser, directement à partir de la DI et de la DF :

Il s'agit d'une formule que l'on retrouve dans quelques calculateurs (comme celui de Brewers Friend) en ligne.

Deux réserves importantes concernant l'usage de cette formule :

  • Pour les plus hautes densités, les formules simplifiées de Hall divergent franchement des formules polynomiales.
  • Utiliser une formule simplifiée avait probablement du sens en 1995, maintenant que le traitement des données de brassage est largement informatisé, nous n'avons plus de raison de contourner la difficulté. Autant aller au plus précis.

Balling + Hall précise

Aujourd'hui on peut refaire le même travail que Hall, mais en utilisant ses expressions polynomiales précises pour obtenir un meilleur résultat.

Mais c'est un peu plus compliqué.

Reprenons la formule de Balling :

Pour pouvoir l'exploiter, il nous faut OE et RE à partir de nos mesures de densité, et c'est là que les formules de Hall vont nous servir :

Cutaia et al. 2009

Cutaia a publié en 2009 un énorme travail de référence sur le calcul du taux d'alcool, en se basant sur les données de plusieurs brasseries modernes (Examination of the Relationships Between Original, Real and Apparent Extracts, and Alcohol in Pilot Plant and Commercially Produced Beers, Anthony J. Cutaia et al, J. Inst. Brew. 115(4), 318–327, 2009).

Si vous voulez en savoir plus sur tout le contexte de la création de la formule de Balling et sur le traitement statistique de leurs propres données, allez lire l'article qui est passionnant.

Les auteurs proposent la formule suivante pour l'estimation du taux d'alcool :

Et ils concluent ainsi :

Thus, it is hoped that function 3b (celle que je cite plus haut) will be utilized by small and craft brewers who do not, or are not able to determine the alcohol or real extract content of every brew.

Des chiffres

Nous allons comparer les formules avec un cas concret :

DI 1.080 et DF 1.020, soit un taux d'alcool estimé à 7.5-8%.

L'idée étant de partir d'une DI haute, car c'est là que les formules divergent le plus.

Standard

Douanes UK

Balling + Hall simplifiée

et donc :

Balling + Hall précise

et donc :

Cutaia + Hall

et donc :

Le Bilan

Cutaia, Balling + Hall précise, les douanes UK restent proches.

J'ai testé sur plusieurs écarts de densité, et c'est toujours le cas.

La seule formule qui diverge franchement, c'est la formule de Hall simplifiée.

Et plus on monte en ABV, plus elle surestime le résultat.

Ce n'est pas vraiment une surprise.

Dans son article Michael Hall le précise bien : pour les hautes densités, les formules simplifiées ne doivent pas être utilisées.

Aujourd'hui, avec la facilité de calcul, nous n'avons aucune excuse pour implémenter cette équation dans un logiciel.

La formule standard sous-estime le résultat, c'est le résultat de son caractère linéaire sur cette bière plutôt forte. Elle intéressante par sa simplicité et elle fait probablement mieux que la formule simplifiée de Hall dans beaucoup de cas.

Mais encore une fois, avec nos outils la simplicité n'est pas une qualité nécessaire.

La formule de Cutaia est très intéressante :

  • déjà parce que les résultats sont cohérents avec les autres formules, et notamment l'abaque des douanes ainsi que la formule précise de Hall ;
  • ensuite parce que le traitement statistique me semble sérieux, et se fonde sur des données contemporaines et un gros échantillon ;
  • et enfin, parce que la formule n'utilise que l'extrait initial et l'extrait apparent, sans conversion supplémentaire pour déterminer l'extrait réel (une source d'approximation supplémentaire). Concrètement, elle est exploitable directement avec des mesures au réfractomètre. En cas de prise de densité classique, les formules de Hall peuvent être utilisées.

Il y aurait un travail supplémentaire à faire sur la conversion SG ⇒ extrait, mais à chaque jour suffit sa peine.

Aujourd'hui, l'objectif était de prendre une décision pour le calcul du taux d'alcool dans Joliebulle.

La formule standard actuellement utilisée est difficilement justifiable vu la quantité et la qualité des autres travaux.

A partir de Joliebulle 4.7.0, c'est la formule de Cutaia qui sera utilisée.